Depuis la fracassante entrée en scène de ChatGPT, l’intelligence artificielle (IA) générative est sur toutes les lèvres et tous les écrans. Pour les uns, c’est une nouvelle révolution technologique qui nous promet bien-être, productivité, innovations et licornes. Pour d’autres, c’est le spectre de destructions d’emplois et d’une mainmise croissante des GAFAM sur nos vies. Quoi qu’il en soit, utiliser une IA générative sur son lieu de travail peut être très pratique, voire indispensable. Mais aussi, dans certains cas, à éviter absolument.
Obéir aux instructions
Pour l’employé, un contrat de travail est une obligation de moyen et non de résultat. Cela signifie qu’il doit passer du temps au service de son employeur et se consacrer de son mieux à l’exécution des tâches confiées. Il doit aussi suivre ses directives (art. 321d CO), qui peuvent être, au choix de l’employeur, très détaillées («Fais ceci, comme cela, avec cet outil et pas celui-là, jusqu’à telle date, puis ceci») ou très générales («Débrouille-toi pour faire ceci»), voire aller de soi et ressortir des circonstances. L’employeur peut donc imposer de manière précise comment le travail doit être effectué ou, au contraire, laisser ses employés libres.
L’employeur peut donc obliger ses employés à utiliser certains outils informatiques, comme le leur interdire.
Cela vaut aussi pour les outils et instruments de travail. L’employeur peut donc obliger ses employés à utiliser certains outils informatiques, comme le leur interdire. Les employés ont l’obligation de suivre ces directives, même si elles leurs paraissent inutiles ou inappropriées. Donc, si un employeur interdit d’utiliser une IA alors qu’elle rendrait d’énormes services et faciliterait grandement leur travail, les employés doivent obtempérer. Il en va de même lorsqu’il impose d’utiliser un outil inadapté, coûteux ou chronophage.
Enfin, l’employeur est tenu de mettre à la disposition de son personnel les outils qu’il souhaite voire utilisés (art. 327 CO). Et il doit le cas échéant payer les frais qui en découlent (p. ex. un abonnement «premium» à un service d’IA générative).
Si les instructions sont inadéquates
Cependant, il peut arriver que l’exécution d’une directive lèse les intérêts de l’employeur. C’est par exemple le cas si une IA générative révèle des données confidentielles au risque d’exposer l’employeur à des sanctions. Cela peut aussi arriver si l’utilisation d’un nouvel outil informatique génère des coûts supplémentaires disproportionnés. Dans ce cas, les employés doivent le signaler à leur employeur : ils y sont tenus par leur devoir de fidélité (art. 321a al. 1 CO). Quant à l’employeur, il doit respecter son obligation de protéger la personnalité de ses employés (art. 328 CO). Ceux-ci peuvent donc refuser d’exécuter des directives qui nuiraient à leur personnalité, par exemple en livrant leurs données personnelles en pâture à des GAFAM ou en portant atteinte à leur intégrité professionnelle ou leur réputation par l’utilisation d’une IA notoirement pas fiable.
Quoi qu’il en soit, je recommande vivement à l’employeur prévoyant de régler à l’avance et par écrit l’utilisation d’IA générative et de préciser ce qui est obligatoire et/ou autorisé. La Confédération l’a fait début 2024.
Et s’il n’y a pas d’instructions?
Que se passe-t-il si l’employeur n’a donné aucune instruction quant à l’utilisation d’IA au travail?
Si un employé souhaite utiliser une IA générative pour effectuer ses tâches, il devra faire attention aux points suivants:
- Le contrat de travail est une obligation personnelle (321 CO). L’employé ne peut en principe pas déléguer l’exécution de ses tâches à une autre personne. Comme les IA (si «intelligentes» soient-elles) ne sont pas des personnes en droit suisse, cette règle n’a pas d’impact particulier.
- Le devoir de fidélité oblige l’employé à effectuer «avec soin» les tâches qui lui sont confiées (art. 321a al. 1 CO). Si l’obligation de moyen décrite plus haut ne l’oblige pas à garantir l’exactitude du résultat de son travail à 100%, il doit néanmoins avoir fait tout ce qui est en son pouvoir pour arriver au meilleur résultat possible. Or, les IA, mêmes les plus performantes (et quoi qu’en disent leur promoteurs), ont toujours des biais et font toujours des erreurs. L’employé qui en utilise devra donc soigneusement vérifier et le cas échéant corriger le résultat obtenu. Et lorsqu’il sait que l’IA qu’il compte utiliser n’est pas en mesure de produire un résultat satisfaisant, respectivement que son utilisation lui fera perdre un temps précieux en corrections, l’employé doit y renoncer.
- L’employé doit aussi utiliser ses instruments de travail «selon les règles en la matière» (art. 321a al. 2 CO). En ce qui concerne les IA, cela signifie qu’il doit en connaître non seulement le mode d’emploi, mais aussi les limites et surtout les risques, même si cela exige de se plonger dans des conditions générales aussi volumineuses qu’absconses. Par exemple, si l’IA utilisée ne permet de garantir la confidentialité, notamment des secrets d’affaires (art. 321a al. 4 CO) qu’avec les bons paramètres, il faudra les appliquer. Et si maintenir la confidentialité est impossible, il faudra tout bonnement y renoncer. Le même raisonnement s’applique aux droits de propriété intellectuelle: s’il n’est pas possible de garantir qu’ils seront respectés, mieux vaut renoncer à utiliser l’IA. Les employés ne doivent pas oublier qu’ils répondent des dommages qu’ils causent à leur employeur (321e CO – voir aussi ce billet).
- Si l’employé a été spécifiquement engagé pour sa créativité personnelle (p. ex. musicien, graphiste, auteur, traducteur littéraire), il ne peut pas (sauf accord contraire, y compris tacite) se servir d’une IA pour ses tâches. Même si l’IA n’est pas une personne, c’est un apport créatif qui ne vient pas de l’employé lui-même. Et s’il s’est engagé à céder des droits d’auteurs à son employeur, l’employé pourrait être rendu responsable d’une violation des droits de tiers par l’IA utilisée.
- Si l’employeur demande à son personnel s’il utilisé l’IA, il faudra lui répondre. Et s’il ne demande pas, même s’il n’y a pas d’obligation légale de l’en informer spontanément, il vaut mieux faire preuve de transparence. C’est d’ailleurs une bonne pratique générale en matière d’utilisation de l’IA.
Les employés ne doivent pas oublier qu’ils répondent des dommages qu’ils causent à leur employeur.
Mais qu’en pense ChatGPT?
Avant d’écrire moi-même ce billet, j’ai tenté de le faire faire par ChatGPT. Voici ce qu’il m’a répondu:
«Q: En droit suisse du travail, ai-je le droit d’utiliser chatgpt pour effectuer mes tâches?
R: En droit suisse du travail, l’utilisation de ChatGPT ou d’autres outils d’intelligence artificielle pour effectuer des tâches professionnelles est généralement permise, à condition que cela respecte les politiques de votre employeur et les réglementations sur la protection des données. Il est important de vérifier les directives internes de votre entreprise concernant l’utilisation de ces outils et de s’assurer que l’utilisation de l’IA ne compromet pas la confidentialité des informations sensibles. Il peut être utile de consulter votre service des ressources humaines ou votre supérieur pour obtenir des clarifications spécifiques.»
Plutôt croustillant: conscient de sa propre faiblesse, l’IA conseille de consulter son supérieur ou son service RH. Mais sans dire s’il doit forcément s’agir d’humains!
Jean Christophe Schwaab
Docteur en droit et auteur de l’ouvrage Le droit du travail en Suisse: 100 questions-réponses issues de la pratique
100 questions pour tout savoir sur le droit du travailDans quels cas parle-t-on de mobbing? Que faire en cas de harcèlement sexuel au travail? Un employeur peut-il diminuer unilatéralement le salaire d’un employé? Voici quelques-unes des nombreuses questions qu’aborde Le droit du travail en Suisse. Dans un langage clair et accessible, Jean Christophe Schwaab amène chaque réponse de manière détaillée et nuancée. Un guide pratique et essentiel, à mettre entre toutes les mains. |
Pour aller plus loin
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- Le blog de Jean Christophe Schwaab
- Découvrir les billets de Jean Christophe Schwaab sur: le licenciement immédiat, l’évaluation des employés par la clientèle, le harcèlement sexuel, le licenciement collectif et le droit aux vacances en Suisse et au Japon