Le rendez-vous a été donné au parking de Vuitebœuf, village vaudois, à une quinzaine de kilomètres d’Yverdon, qui se situe juste au pied du Jura. En ce matin de juillet 2023, trois membres de l’équipe des Éditions Loisirs et Pédagogie y retrouvent Guy Della Valle. Sainte-Croix, c’est un peu la région d’adoption de ce géologue à la retraite, où il a passé une grande partie de son enfance. Passionné, il a un livre en projet sur les paysages du Jura. De quoi sont composées ses roches? Quelles déformations ont mené à la constitution de ses reliefs? Et à quoi ressemblait le Jura il y a 100 millions d’années? Autant de questions qui trouveront une réponse dans Sainte-Croix-sur-mer, à paraître prochainement.
2 kilomètres le long du Jurassique
Vuitebœuf et le sentier des gorges de Covatanne, qui remonte jusqu’à la STEP de Sainte-Croix, est situé sur un anticlinal. Il s’agit d’un pli du relief dont le cœur est occupé par les couches géologiques les plus anciennes.
Ce jour-là, l’idée est de prendre des photos sur l’itinéraire qui sera présenté dans le livre: le sentier le long des gorges de Covatanne, de Vuitebœuf à la STEP de Sainte-Croix. En tout, 2 kilomètres de montée, à contre-courant de l’Arnon, la rivière qui coule dans les gorges. En temps géologiques, ce sont plus de 15 millions d’années qui sont traversées entre les différentes couches du Jurassique supérieur. Devant nous, les roches recouvertes de forêt semblent parfaitement statiques. Mais comme le rappelle Guy Della Valle, cela n’a pas toujours été le cas. «À l’origine, tous ces calcaires se sont formés sous la forme de strates, qui se sont déposées les unes sur les autres durant des centaines de millions d’années.»
«À l’origine, tous ces calcaires se sont formés sous la forme de strates, qui se sont déposées les unes sur les autres durant des centaines de millions d’années.»
Avec les plis du relief, la balade démarre dans les calcaires les plus récents, qui datent du Jurassique Tithonien, il y a 150 millions d’années. À l’inverse de celles qu’on trouve dans les Alpes, les roches qu’on trouve le long des gorges sont toutes d’origine sédimentaires, c’est-à-dire constituées par des anciens sédiments déposés dans des lagunes ou en mer peu profonde. Quand on promène notre main sur certaines d’entre elles, on distingue encore leur origine sableuse, qui accroche sous la main. Toutefois, pour l’œil non averti, il s’agit de roches jaunâtres tout à fait banales, qui peinent à intéresser Suki, la petite fille de huit ans qui nous accompagne.
Des roches riches en fossiles
Pour l’œil non averti, la zone de contact entre les calcaires du Kimméridgien et du Oxfordien-Kimméridgien (anciennement Séquanien) est difficilement visible. Pourtant, elle marque un saut temporel d’émersion sans dépôt, qui produit une surface visible entre bancs.
Distraite, elle n’écoute que d’une oreille les explications sur la différence entre calcaires à grains fins ou durs, et préfère porter son attention sur les framboisiers au bord du chemin, ou les papillons qui se laissent apercevoir. Il faut monter encore, dans les roches plus anciennes, pour dénicher les trésors que nous lui avions promis: les fossiles cachés dans des calcaires plus anciens du Jurassique Oxfordien-Kimméridgien et du Kimméridgien, il y a 152 à 160 millions d’années. Mais il faut chercher un peu. Dans les débris sur le sol, on promène nos yeux, nos mains, et d’un coup, une pierre dévoile un fossile de coquillage bivalve, ou une nérinée [en], un escargot de mer.
Pourtant, il reste difficile, dans la forêt, d’imaginer le paysage que les roches ont autrefois composé. «Ces calcaires-là se sont formés dans de belles lagunes, des mers peu profondes, remplies d’animaux marins.» Notre guide revient avec un autre caillou, qui présente de nombreuses aspérités. Un oursin? Non, un oolithe. «Il s’agit d’une formation de sable précipité, formée, à la manière d’une boule de neige, dans des mers peu profondes et agitées.» Suki compare les cailloux, les soupèse. Nous en choisissons quelques-uns, qu’elle ramènera chez elle pour les observer sous son microscope.
Il faut monter dans les roches plus anciennes pour dénicher les trésors des fossiles cachés dans des calcaires plus anciens du Jurassique.
Entre passé et présent
Plus haut, encore, d’étranges monticules s’élèvent de part et d’autre du sentier. Des voûtes de terre, qui rappellent une maison biscornue. Aussitôt, on se tourne vers notre expert en géologie, qui nous livre l’explication: «Ce sont des formations de tuf, des dépôts sédimentaires qui se sont déposés près de sources d’eau.» Suki n’a pas attendu les explications pour se cacher dans les grottes formées par l’érosion, le temps d’une pause pour boire de l’eau. Cinq minutes, et nous reprenons la montée. En amont, presque tout en haut, un panneau nous ramène au présent: dans l’Arnon, juste au-dessous, il explique que nous pouvons apercevoir, selon la saison, des truites et des écrevisses.
Ici, une formation de tuf, un sédiment qui s’est déposé près de sources d’eau.
En soulevant quelques cailloux dans l’eau glacée, on découvre les secondes, de minuscules êtres transparents de quelques millimètres qui nagent à vive allure. À quelques dizaines de mètres au-dessus de nos têtes, Guy nous indique un trou dans la falaise. «La grotte du vertige. Avec son terrain calcaire, le Jura regorge de grottes, qui peuvent être inondées quand il pleut trop. Des spéléologues amateurs se sont d’ailleurs retrouvés bloqués ici en 1992. Heureusement, ils ont tous pu être secourus en 24 heures.» À l’année, ces cavités représentent surtout des lieux d’habitat pour les chiroptères, c’est-à-dire les chauves-souris.
Détail de la planche 14 de la troisième édition de notre «Atlas des vertébrés», qui détaille l’origine et l’évolution des chauves-souris.
De la relativité des temps géologiques
Il y a quelques années, elles ont néanmoins été dérangées par une équipe d’archéologues, qui a trouvé divers objets, dont des outils et des pointes de flèches. Leurs recherches ont pu démontrer qu’elle avait été habitée à l’âge du fer, soit quelques centaines d’années av. J.-C. Il y a très longtemps, à l’échelle humaine, mais une bagatelle à l’échelle géologique des roches sur lesquelles nous finissons la balade. 150 millions d’années, les mêmes que nous avons foulés au début de ce voyage dans le temps et dans l’espace, il y a seulement… trois heures de cela.
Au fil du temps, les mouvements liés à la tectonique des plaques ont plissé le Jura. Ainsi, en suivant le sentier des gorges de Covatanne, le parcours géologique est cyclique. On débute dans les calcaires les plus récents en descendant dans le temps jusqu’au couches les plus anciennes, au milieu des gorges, puis on remonte à nouveau dans le temps en traversant les couches de plus en plus jeunes, pour terminer à la sortie de gorges dans les mêmes strates qu’au début, à l’entrée des gorges.
En sortant de la forêt, nous croisons encore un groupe d’enfants qui, sous l’œil attentif de leurs éducatrices, entament la descente en chahutant. Plus bas, ils joueront peut-être aux pirates près des sources, sans se douter que la mer, elle, n’est pas très loin. Sous la STEP de Sainte-Croix, la voiture de Guy Della Valle nous attend – elle nous amènera plus haut, dans sa cabane perchée près des Aiguilles de Baulmes, où nous attend une excellente raclette.
La collection de guides géologiques «Raconte-moi les cailloux».
Après les Alpes, le Jura!
Comprendre l’environnement et les paysages dans lesquels nous vivons: c’est ce que proposent nos ouvrages pour grand public dédiés à la géologie. Après le succès du Cervin est-il africain? de Michel Marthaler, écoulé à 8000 exemplaires, la collection Raconte-moi les cailloux décline des livres de randonnées pratiques. À Moiry et Zermatt, ils abordent la géologie directement sur le terrain.
Avec le projet de Guy Della Valle, le catalogue pallie un manque en étendant sa ligne éditoriale à la région du Jura, emblématique pour les études de géologie. En effet, les recherches menées dans la région sur cette période de temps (-200 millions d’années à -145 millions d’années) se sont révélées tellement complètes que le Jura a donné son nom à «Jurassique». Une référence désormais mondialement connue, notamment grâce aux films de Jurassic Park.