Le jour se lève au-dessus du gîte du lac de Moiry, perché sur les hauteurs du Valais. Culminant à plus de 3000 mètres, les arrêtes de montagnes rognent une bonne partie du bleu du ciel: un paysage dépaysant quand on a l’habitude de travailler dans un bureau en ville!
L’équipe des Éditions Loisirs et Pédagogie vient de passer la nuit loin du Mont-sur-Lausanne. Nous avons prévu de marcher jusqu’à la cabane de Moiry, dans le but de faire des repérages pour Moiry: de l’Europe à l’Afrique, un livre qui s’inscrira dans le prolongement de Le Cervin est-il africain?. Question complexe s’il en est, car l’histoire des montagnes est tortueuse, et leur origine, plus bâtarde qu’on ne le pense. Pour cette expédition, nous avons un guide de choix: Michel Marthaler, auteur du livre et professeur honoraire à l’Université de Lausanne.
«Ici, les plaques européennes et africaines sont toujours proches l’une de l’autre, car les mouvements de la terre se moquent bien des frontières!»
Des roches métisses
Le géologue nous explique que le site de Moiry est un haut lieu de la branche. Au long de sa carrière, il y a souvent emmené ses étudiants pour leur montrer les points de rencontres entre les plaques européenne et africaine. Lorsque la Pangée s’est fracturée et a provoqué la dérive des continents, la séparation entre l’ancienne Afrique et l’ancienne Europe a mené à la création de la mer Thétys, où beaucoup de roches se sont formées. Mais, au fil du temps, la tectonique les a rapprochées, et certains lieux des Alpes, comme le site de Moiry, témoignent encore de cette grande division: certaines roches sont d’origine africaine, d’autres européenne, d’autres encore, océanique. «Mais ici, précise le géologue en souriant, elles sont toujours proches l’une de l’autre, car les mouvements de la terre se moquent des frontières!».
C’est dans cet écrin de sédiments accumulés au fil du temps qu’on retrouve les fossiles d’ammonites et autres êtres ayant vécu il y a des millions d’années.
C’est donc dans un safari insolite que nous nous lançons après un café qui finit tant bien que mal de nous réveiller. Le temps de se mettre en route, d’apercevoir une marmotte plonger dans son trou, et nous longeons le lac pour arriver au point de départ de la balade. On s’équipe avec tout l’attirail du géologue: appareils photos, chapeaux, vestes de pluie et carnets de notes. Mais loin de guetter les hippopotames ou les girafes, c’est les pierres que nous allons traquer. Une entreprise bien plus facile, puisqu’elles ont le bon goût de se tenir immobiles. «On va peut-être voir des laves en coussins», avance notre guide. L’équipe est aussi excitée que si on nous avait promis d’apercevoir le museau d’un guépard. Ces dernières sont nées au fond de la mer Thétys, grâce à l’activité volcanique sous-marine.
Étranges formes de vie
Nous nous mettons en route, réglons les appareils, à la recherche de beaux cailloux à photographier. Michel Marthaler nous montre le lichen jaune collé à un énorme rocher de gneiss – roche de couleur gris-vert – qui s’est détaché des cimes pour rouler en bas de la montagne: «Avec cette couleur, tu peux être sûre que c’est un gneiss, riche en silicium. Ce type de lichen adore cette molécule, qui est le principal constituant des roches magmatiques». On passe sur un à-plat, le géologue nous invite à nous arrêter: n’avons-nous pas vu que nous marchons sur un calcschiste, une roche sédimentaire? Mélange de calcaire et de schiste, il s’agit d’une roche qui présente de multiples couches, friables et fragiles. C’est dans cet écrin de sédiments accumulés au fil du temps qu’on retrouve les fossiles d’ammonites et autres êtres ayant vécu il y a des millions d’années.
Arrivés en haut de la moraine, les débris laissés par le glacier, nous nous arrêtons pour faire des photos. Un bruit de cloche nous fait tourner la tête: en fait d’hippopotame, une magnifique – et impressionnante – vache d’Hérens nous toise du haut d’un rocher. On retourne à notre affaire, tandis que la bête, mise en confiance et attirée par l’odeur du pique-nique, s’approche pour lécher nos sacs, bientôt rejointe par deux compagnes. C’est à coups de tapes de feuillets sur le naseau que le géologue met les insolentes en fuite. Un autre animal exotique vole dans le ciel: oiseau de métal, un hélicoptère fait des allers et retours jusqu’à la cabane. Un membre du groupe remarque qu’on aurait pu monter par ce moyen: quoique moins fatigant, cela aurait ôté beaucoup de charme à notre excursion!
«Le paradoxe, c’est que la forme des montagnes est bien plus jeune que leur matière. Les cailloux et les roches n’ont pas toujours eu cette forme: c’est l’érosion, qui, patiemment, taille les pics et détache les cailloux de leur matière première».
Fragments d’océan et d’Afrique
La montée se fait rude alors que le soleil tape de plus en plus. À nos pieds, le sol est maintenant jonché de serpentinites, les belles pierres vert foncé, d’origine magmatique. Nées au fond de l’océan, elles jonchent maintenant les sentiers de certains sites suisses, au barrage de Moiry, à Zermatt ou aux Grisons. «Le paradoxe, relève Michel Marthaler, c’est que la forme des montagnes est bien plus jeune que leur matière. Les cailloux et les roches ne sont pas nés avec leur forme: c’est l’érosion, qui, patiemment, taille les pics et détache les cailloux de leur matière première». Nous restons pensifs devant les pierres, sans savoir quoi ajouter à cette histoire qui nous dépasse de tellement loin qu’elle est dure à appréhender pour l’esprit humain.
La dernière montée est la plus difficile. Au fil de nos pas, nous quittons la partie océanique pour arriver sur l’ancien continent africain: toutes les montagnes qui nous dominent en font partie. C’est après trois heures de montée que nous posons enfin le pied «en Afrique». Devant la cabane de Moiry, la vue recoupe le lac et le vallon, ainsi que le glacier, timide étendue qui se réduit de plus en plus. Au-dessus, pourtant, les crêtes des montagnes paraissent imprenables, même si ce n’est qu’une illusion, comme le précise Michel Marthaler: «Avec l’érosion des temps passés, il manque beaucoup de pierre dans le panorama du ciel». Difficile de s’imaginer un paysage avec des crêtes plus hautes que le massif actuel.
Nous mangeons notre pique-nique au soleil, en trinquant à ce nouveau livre qui donnera à découvrir un pan de l’incroyable épopée entre les Alpes et notre planète. Le temps d’échanger quelques plaisanteries, on se sent déjà moins petits au milieu de ce paysage plus de cent fois millénaire. Le temps de redescendre, de prendre quelques photos, et nous repartons à une civilisation qui semble bien dérisoire à l’aune des roches muettes, pourtant dotées d’une mémoire prodigieuse. Avec, dans nos sacs, les maquettes du livre et quelques cailloux comme discrets trophées de notre expédition.
Un guide pour découvrir l’origine étrangère des montagnes suissesL’histoire de la Terre est profondément inscrite dans ses paysages. C’est ce que souhaite raconter Moiry: de l’Europe à l’Afrique, un guide destiné à toute personne amatrice de montagne, de nature ou de randonnée. En vulgarisant la géologie, Michel Marthaler – auteur du livre best-seller Le Cervin est-il africain? – traduit à nouveau le langage muet des cailloux et donne des clés d’éveil pour déchiffrer le secret des roches sous nos pieds. Le long de la balade autour du lac et jusqu’à la cabane de Moiry, ce guide s’arrête sur des particularités géologiques pour offrir un voyage à rebours dans l’espace et dans le temps. Au fil des étapes, se dévoilent tour à tour l’ancienne Europe, l’ancien océan et l’ancienne Afrique – il y a plusieurs centaines de millions d’années, bien avant que l’homme ne foule ses sentiers. |
Pour aller plus loin
- Le guide Moiry: de l’Europe à l’Afrique, de Michel Marthaler
- À la découverte des montagnes suisses: Le Cervin est-il africain?
- Le restaurant et gîte du lac de Moiry «Chez Clems & Fabs»
- La cabane de Moiry (Club alpin suisse – CAS) à 2825 m
- Le site des lacs de montagne du Valais