En littérature, il y a les bons livres. Et il y a aussi ceux qui, en plus, permettent d’apprendre quelque chose. C’est le cas d’Histoire d’un soulèvement, de Laurence Boissier, publié cette année chez notre consœur lausannoise art&fiction – qui fête, au passage, ses vingt ans cette année. Entre récit de voyage et itinéraire autofictionnel, ce roman raconte une randonnée géologique de plusieurs jours, pendant laquelle la narratrice soulève – péniblement – son corps à travers une autre histoire, celle du soulèvement des Alpes et de l’évolution de notre planète en général. Constatant que notre ouvrage Le Cervin est-il africain? de Michel Marthaler figurait comme source dans les remerciements, nous souhaitions vous proposer une critique de cette pépite qui nous a fait rire et, surtout, qui allie littérature et géologie avec autant d’intelligence que d’humour.
Une histoire géologique se raconte toujours à deux niveaux – le temps et l’espace.
Des chapitres comme des roches
La structure d’Histoire d’un soulèvement est simple et efficace. À la manière des roches que le groupe ramasse en chemin, les chapitres s’empilent selon la chronologie des périodes géologiques – Carbonifère, Permien, Trias, Crétacé, Paléogène, Néogène et Anthropocène, l’âge actuel, marqué par l’empreinte humaine. Malgré les plaintes de la narratrice – du nom de Laurence, comme l’autrice – et les simagrées de séduction de certains membres du groupe, le guide tente de leur donner un sens de la profondeur des paysages sous leurs pieds. Un panorama dont la narratrice ne perçoit d’abord que le chaos de roches empilées, «exactement le genre de tapage visuel que mes enfants laissaient derrière eux dans le bac à sable d’un parc public» (p. 13).
Car une histoire géologique se raconte toujours à deux niveaux – le temps et l’espace. Le premier se mesure en temps si grands qu’il est dur de se les représenter, comme le rappelle le guide: «Tu prends un million. Mille fois mille. Ensuite tu multiplies par trois-cent-cinquante. Ça nous ramène au début du Carbonifère». À l’instar d’Esther, l’une des randonneuses, les cerveaux des lectrices et lecteurs se retrouvent à «assimiler ces chiffres […] [où ils] se transform[ent] en électricité, renforc[ent] des connexions et compl[ètent] [notre] compréhension du monde» (p. 44). À cette dimension s’ajoute la notion spatiale, le groupe traversant des territoires présents et passés gigantesques, ces derniers étant compressés puis soulevés dans les roches alpines.
Une grande histoire de subduction, de soulèvement et d’érosion
En effet, la grande histoire du livre est celle de la création des Alpes, qui se joue sur ces deux plans. Dès le Permien, il y a 270 millions d’années, le supercontinent de la Pangée se fracture pour donner naissance à Laurasie (ancienne Europe) au nord et au Gondwana (ancienne Afrique) au sud. Entre les deux, la mer Téthys se forme, puis se referme lorsque les deux continents se rapprochent à nouveau au cours du Crétacé, 170 millions d’années plus tard.
Sous l’effet de la subduction, la plaque océanique s’enfonce sous la plaque africaine, entraînant avec elle le bord de la plaque européenne. Avec l’érosion, «le paysage […] broyé et ruiné» (p. 21) réémerge à la surface des millions d’années plus tard. Comme l’explique le guide imaginé par Laurence Boissier, «les Alpes perdent à peu près quinze centimètres par millénaire», dévoilant les strates cachées sous la surface (p. 127).
«Les Alpes perdent à peu près quinze centimètres par millénaire.»
Ainsi, au cours d’une randonnée en montagne, on peut traverser les restes de l’ancien continent européen, d’un ancien océan et même atteindre des roches de l’ancienne Afrique sur certains sommets, à l’instar des gneiss que décrit le guide d’Histoire d’un soulèvement à un public de plus en plus captivé. «Les gneiss sont de très anciennes roches métamorphiques [qui] ont déjà vécu plusieurs fois le cycle compression, élévation, érosion [et qui] portent le souvenir d’une terre absolument sans vie.» L’occasion pour la narratrice de figurer dans sa tête un empilement de «blocs de pâte à modeler de différentes couleurs, […] malaxés d’une manière qui [lui] semble correspondre à la poussée de l’immense continent venant du sud» (p. 189).
De ces anciens territoires malmenés par les mouvements tectoniques, le groupe ramasse des débris sur les sentiers, c’est-à-dire des cailloux, que les randonneuses et randonneurs gardent dans leur sac en souvenir de ces temps immémoriaux. Parmi eux, des roches sédimentaires du bord et des profondeurs des mers – comme les calcaires du Jura, des Préalpes ou des Alpes –, «du plancton mort qui forme de la boue marine» (p. 20) ou d’origine magmatique, comme le granite continental, «une roche […] solidifiée en profondeur, [qui donne] une idée de l’ambiance qui prévaut dix kilomètres sous terre» (p. 127).
De la géologie à la biologie
Toutefois, si ce second type de roche «ne contient jamais de fossile» (p. 126), tout disparaissant aux températures élevées des profondeurs, le fantôme d’un animal accompagne le groupe depuis qu’il a dépassé les pierres sombres du Carbonifère. Il s’agit de Drops la protoclepsydrops, un lézard amniote de quelques dizaines de centimètres qui est sorti de l’eau et à qui l’on doit l’invention de l’œuf dur. À l’époque, «la Suisse se situe à cheval sur l’équateur et jouit de conditions tropicales» tandis que «des insectes aussi grands que des hélicoptères vrombissent dans le ciel [et que] ses vastes marécages humides sont traversés par des rivières qui déboulent de la chaîne hercynienne pour rejoindre la mer où des poissons cartilagineux perpétuent leur espèce» (p. 46).
Avec élégance, la narratrice rappelle l’avant-gardisme de cette invention: «Un œuf dur, c’est solide et ça se laisse enfouir. Or, sans œuf dur, pas d’oiseaux, pas de reptiles, pas de tortues, pas de mammifères, et pas de pique-nique» (p. 47). L’itinéraire géologique rejoint ainsi le parcours de l’évolution de la vie et les phases d’extinction qui l’ont jalonnée, dont celle de la fin du Permien, il y a 250 millions d’années, qui a vu la disparition de 90% des espèces marines et de 70% des vertébrés terrestres. «Sous la croûte terrestre, le magma cherche des soupapes. Un épanchement volcanique d’une échelle inimaginable modifie le climat pendant des millions d’années. La lave remonte sur le territoire de l’actuelle Sibérie, engloutissant des surfaces énormes. Sur toute la planète, les animaux qui ne sont pas tout de suite grillés finissent asphyxiés» (pp. 86-87).
«Sans œuf dur, pas d’oiseaux, pas de reptiles, pas de tortues, pas de mammifères, et pas de pique-nique.»
Un tableau sombre et anxiogène, car en cas d’extinction majeure, «on ne sait pas si la vie va tenir le coup» (p. 104). Néanmoins, il en ressort une leçon de survie, les niches écologiques laissées vacantes étant toujours remplies par des espèces capables de s’adapter: «Dans cette ambiance morose, notre ancêtre, le reptile mammalien, mange peu et respire mal. Il se dispute les points d’eau, il survit, il rapetisse, il échange ses écailles contre des poils. Il veille sur ses petits. Il attend son heure. Elle viendra beaucoup plus tard. Il faut surmonter encore deux extinctions, celle du Trias et celle du Crétacé» (p. 105).
Au-delà de son propos géologique, Histoire d’un soulèvement narre aussi la tortueuse histoire de la vie. En confrontant la petite histoire du groupe et la grande des roches et de l’évolution, Laurence Boissier met en mot cette épopée tant minérale qu’organique, recourant souvent à une autodérision qui fait toujours mouche. Après avoir remercié Michel Marthaler pour son Cervin est-il africain?, nous la remercions à notre tour pour cette belle découverte. Un livre à lire, pour apprendre d’où nous venons, mais aussi pour réaliser que, face aux Alpes et à leur création, nous ne sommes véritablement pas grand-chose – et que tout compte fait, ce n’est pas si grave.
Pour aller plus loin
- Découvrir Histoire d’un soulèvement sur le site des éditions art&fiction
- Plus d’informations sur Le Cervin est-il africain? et L’Atlas des vertébrés
- Les vingt ans des éditions art&fiction
- Moiry, une randonnée de l’Europe à l’Afrique
- La balade géologique des Éditions LEP