De son propre aveu, elle aurait voulu devenir «sage-femme en Afrique, pour sauver le monde». La voici illustratrice. Une inversion presque contre-intuitive pour Amélie Buri, qui s’est longtemps dit que l’illustration, pour elle, n’allait rester qu’un hobby. «Adolescente, j’avais un projet très clair dans ma tête, qui me projetait dans les soins», raconte-t-elle aujourd’hui dans sa jolie maison de La Sarraz, où se trouve également son atelier. Sur le bureau, des peintures, des feuilles de papier pêle-mêle, qui montrent divers projets. Illustrations pour diverses institutions, mais aussi travail artistique pour des livres jeunesse, dont quelques croquis de Juma écoute avec les yeux. Publié aux Éditions Loisirs et Pédagogie, cet album aborde le thème d’un enfant atteint de surdité.
À la base du parcours d’Amélie Buri, il y a le rapport à l’autre.
Juma est le dernier d’une fratrie, après Camille aux papillons et Hasan venu d’ailleurs, des albums qui traitent respectivement d’identité de genre et de migration. Élaborés avec l’autrice Mary Wenker, ils s’inscrivent dans la collection Comprendre la différence, qui donne aux enfants des clés pour aborder l’altérité. À l’heure actuelle, cette dernière compte six livres, dont les thèmes vont de la malvoyance au trouble du spectre de l’autisme, en passant par le handicap physique. Des thèmes chers à Amélie Buri, car à la base de son parcours, il y a le rapport à l’autre.
Des soins à l’illustration
Pour celle qui a grandi à Suchy, puis à Onnens, le dessin s’est imposé très vite, comme pour beaucoup d’enfants. «Bien sûr, au départ, il s’agissait de bonhommes patates, puis de BD d’ado», précise Amélie Buri en souriant. Au terme de son gymnase à Yverdon, quand vient l’heure de s’orienter dans une voie professionnelle, elle opte pour une école d’infirmière. Un choix que ses parents peinent à comprendre, eux qui la voyaient, dans une jolie inversion des clichés, dans un cursus d’arts. «Ils m’ont demandé plusieurs fois si j’étais bien sûre de mon choix!», se souvient-elle.
Son diplôme en poche, elle ne déroge pas à la trajectoire qu’elle s’est fixée. Elle effectue ainsi de nombreux voyages, notamment au Mexique, dans le cadre d’un travail dans une ONG. Son temps se partage dès lors entre séjours à l’étranger et retours en Suisse, où elle travaille dans des EMS, et à l’Institution de Lavigny. «C’est un endroit qui m’est très cher. C’est là que je suis devenue adulte, que j’ai changé de métier, que j’ai rencontré les personnes qui me sont encore très proches aujourd’hui.»
C’est là que l’illustration revient dans sa vie. À l’époque, elle propose d’illustrer le bulletin d’information qui paraît mensuellement sur la vie de l’institution. «Le directeur de l’époque m’a laissé carte blanche, alors qu’il aurait tout aussi bien pu me dire de remballer mes crayons!» Peu à peu, Amélie Buri donne un visage à l’intégralité de la communication de l’Institution de Lavigny, du site web au rapport annuel, en passant par la signalétique ou les supports pédagogiques. Lorsque la personne responsable du bulletin quitte son poste, elle reprend progressivement la mise en page et la rédaction.
C’est aussi l’occasion «de rencontrer son Jules», Gabriel, informaticien, qui lui montre comment utiliser les logiciels de mise en page. Chemin faisant, elle achève une formation de graphiste, alors qu’elle commence à décrocher des mandats d’illustration. «Le milieu socio-éducatif romand étant petit, j’ai vite été contactée, dans la foulée de mon travail à Lavigny, par des hôpitaux, des instituts socio-éducatifs, la Ville de Morges ou des garderies. Aujourd’hui, il s’agit de clients avec lesquels je travaille toujours.»
«Illustratrice, c’est un métier, ça?»
Chose assez rare dans le milieu pour être soulignée, elle vit intégralement de son travail d’illustratrice depuis huit ans. Et si elle n’a pas besoin prospecter pour vivre de son pinceau, il n’est pas toujours facile d’assumer un tel métier. En témoigne la réaction désarmante de spontanéité d’un jeune, devant une fresque qu’elle avait réalisée dans une école de Morges. Alors qu’elle l’a enjoint, lui et ses amis, à s’écarter pour qu’elle puisse la prendre en photo, il lui a demandé: «Ah bon, Madame, vous êtes prof de dessin?». «Non, illustratrice.» Réponse de l’intéressé: «C’est un métier, ça?»
«C’est fou, à l’ère numérique, de voir l’attachement des gens pour le livre.»
«La question ‘et tu en vis?’ revient très souvent», concède Amélie. Si cette stupéfaction l’agace parfois, elle la comprend. «Dans la notion de métier, la valeur pécuniaire est dure à dissocier. Toutefois, quand j’explique mon quotidien d’illustratrice, les retours sont très positifs et bienveillants. Surtout quand je précise que je fais aussi des livres. Ça, c’est un tampon qualité! C’est fou, à l’ère numérique, de voir l’attachement des gens pour cet objet. C’est très rassurant, je trouve.» Cette difficulté de revendiquer son métier, elle s’en rend compte, la renvoie aussi et surtout au syndrome de l’imposteur. «Je pense qu’il est toujours dur de se sentir reconnue dans un travail artistique. On doute souvent de soi, de sa légitimité.»
Son bureau reflète le double visage de son activité: la tablette numérique pour les mandats plus techniques, la peinture – gouache, aquarelle, écoline, etc. – pour les projets plus personnels. «Pour Juma, j’ai utilisé une technique mixe. D’abord des lavis de gouache très diluée pour les fonds. Puis, j’ai scanné le tout, avant de retravailler les personnages et les détails sur la tablette.» À l’image du fond des différents dessins, le travail d’Amélie Buri est fait de textures. Dans son travail de recherche pour Juma, elle a ainsi créé des tampons de caoutchouc gravés avec des gouges de linogravure. Les motifs colorés qu’elle a obtenu en imprimant ces tampons sur différents papiers ont ensuite été intégrés numériquement pour donner du corps à certains éléments des illustrations.
L’humain comme fil rouge
Dans «sa grotte», extrêmement colorée et accueillante, à l’image de son univers, on imagine que le quotidien d’artiste ne doit pas toujours être facile. Quid du manque d’inspiration, de la solitude? Amélie dément: «J’aime profondément ce que je fais. C’est un privilège, et je m’en rends compte. Lorsque je suis en vacances, je me réjouis de recommencer!» Même si, depuis la naissance de son fils, elle admet avoir des horaires moins souples. «Je ne fais plus de nuits blanches penchée sur ma table à dessin et, quand je m’y mets, j’ai besoin de plus de pauses pour être efficace. Et puis, je jongle toujours entre art et impératifs du quotidien, la cuisine, le ménage, emmener notre fils à la crèche», énumère-t-elle en une longue liste, commune à de nombreux parents – toute profession confondue.
Il y a quatre ans, la venue de Briac a complété le foisonnement d’une vie déjà très remplie. Un rôle de mère qui l’émerveille, alors qu’elle voit son fils grandir en même temps que son imaginaire qui se déploie. Quoique, selon Amélie, «il ne sera probablement pas dessinateur! En tout cas, il ne semble pas avoir d’intérêt pour ça. Pour l’instant, sa marotte, ce sont les pirates et son amie imaginaire, Ariel la petite sirène.»
Quant à la suite, ses pas le mèneront encore ailleurs, peut-être là où on ne l’attendait pas, comme sa maman. En regardant en arrière, Amélie affirme qu’elle ne changerait rien à sa trajectoire, dont le fil rouge a toujours été l’humain, depuis son choix d’études infirmières à dix-huit ans. Comme les soins, et comme l’avaient pressenti ses parents, l’illustration était tout autant une évidence. «Je suis tout simplement une enfant qui n’a jamais arrêté de dessiner.»
Comprendre la différenceCe livre s’inscrit dans la collection Comprendre la différence, née d’une volonté d’offrir aux enfants des clés pour mieux comprendre et approcher la différence. Avec, toujours, un fil rouge au cœur des ouvrages: mener à une meilleure compréhension de l’altérité. Outre Juma écoute avec les yeux, Hasan venu d’ailleurs et Camille aux papillons, la collection compte trois autres albums, écrits par Marie Sellier et illustrés par Catherine Louis. Les yeux de Bianca parle de malvoyance, L’île de Victor d’autisme et Roule, Sasha! de handicap physique. Chaque titre est doté d’un dossier pédagogique, accessible gratuitement en ligne. |
Pour aller plus loin
- Commandez Juma écoute avec les yeux
- Découvrez la collection Comprendre la différence
- Le site internet d’Amélie Buri
- Portrait de Mary Wenker, coautrice de Juma, Hasan et Camille
- Décryptage du métier d’illustratrice avec Catherine Louis
- Coup de projecteur sur le métier d’autrice avec Marie Sellier
- Notre série dédiée aux chroniques de l’édition