La pénurie d’électricité est sur toutes les lèvres. Pas un jour ne se passe sans que les médias ne nous annoncent qui un blackout généralisé, qui des restrictions d’électricité ciblées. Les milieux patronaux profitent de la situation pour exiger une flexibilisation des horaires de travail (tout en avouant que cela n’aurait pas d’impact sur la consommation d’énergie). Et tous y vont de leurs conseils pour économiser l’énergie, débrancher son smartphone, se sevrer de streaming ou s’entraîner au port du pull à col roulé en mérino et des moufles en laine de ragondin. En ce qui me concerne, je porte souvent le premier et, pour les secondes, j’essaierai et je vous raconterai, promis.
Même s’il est encore difficile de dire à quel point ces craintes sont justifiées, il n’est pas trop tôt pour se poser quelques questions de droit du travail. En effet, qui dit pénurie d’énergie dit probables perturbations d’exploitation. Et qui dit perturbation d’exploitation dit: employés désœuvrés… ou grelottants.
Quels sont les droits et les devoirs des employés et des employeurs?
En droit suisse du travail, il y a un principe cardinal: l’employeur assume le risque économique (ou risque d’entreprise). Cela veut dire que, s’il fait un bénéfice, il peut le garder pour lui. Et s’il y a une perte ou s’il n’est pas en mesure de donner assez de travail à ses employés, eh bien, c’est pour sa pomme. Cela a pour conséquence que si le travail est perturbé ou rendu impossible par un risque qui relève de «la sphère de l’employeur», celui-ci doit:
- Prendre les mesures nécessaires.
- En assumer le coût.
- Continuer à payer ses employés comme d’habitude. On dit alors que l’employeur est «en demeure».
Donc, en cas de panne ou de restriction d’électricité qui frappe le lieu de travail, qu’elle soit prévisible, annoncée ou surprise, l’employeur doit continuer à payer les salaires en totalité, même s’il n’a pas de travail à donner à ses employés. Ceux-ci doivent toutefois lui signaler (si possible avec une trace écrite ou électronique) qu’ils sont disposés à fournir leur prestation comme convenu. Cela est valable même si l’employeur n’y peut rien, par exemple si les autorités qui ont ordonné une restriction d’électricité contre sa volonté.
En cas de panne ou de restriction d’électricité, l’employeur doit continuer à payer les salaires en totalité.
Ces règles s’appliquent aussi lorsque l’employeur voit ses affaires se dégrader parce qu’il doit augmenter ses prix pour suivre ceux de l’énergie ou lorsqu’il ne subit pas lui-même la pénurie mais que son activité ralentit parce que ses clients, ses fournisseurs ou ses sous-traitant sont touchés. En effet, la conjoncture et ses aléas font clairement partie du risque d’entreprise.
Que faire en cas de pénurie d’électricité?
Lorsqu’il est en demeure pour une raison technique ou conjoncturelle, l’employeur peut faire appel au chômage partiel («réduction de l’horaire de travail», RHT), qui prend en charge 80% des salaires, mais garantira les emplois, son autre alternative étant bien souvent de procéder à des licenciements. Il devra alors en respecter les règles légales, notamment les délais de congé et le cas échéant celles du licenciement collectif.
La survenance d’un risque qui relève de sa responsabilité ne libère pas l’employeur de ses obligations envers son personnel, notamment son obligation de protéger sa personnalité, sa santé et sa sécurité au travail.
Si la panne ou la restriction d’énergie rend le travail dangereux pour leur santé (p. ex. en raison d’une température durablement trop basse ou d’un éclairage insuffisant), les employés ont le droit de l’interrompre jusqu’à ce que leur sécurité soit à nouveau garantie. Là encore, l’employeur est en demeure et doit payer les salaires en totalité, du moment que les employés ont offert leurs services, c’est-à-dire signifié qu’ils étaient prêts à travailler comme d’habitude dès que les conditions le permettent.
Doit-on adapter les tâches aux nouvelles conditions de travail?
En outre, une perturbation de l’approvisionnement en énergie, même lorsqu’elle est annoncée longtemps à l’avance, ne justifie pas forcément une adaptation des tâches ou des conditions de travail. En effet, lorsque les tâches (cahier des charges), les horaires ou le lieu de travail font partie du contrat individuel conclu entre un employé et son employeur, celui-ci ne peut pas le modifier sans autre, même s’il a une raison objective. Il doit y avoir soit commun accord des deux parties au contrat, soit un «congé-modification», c’est-à-dire une modification unilatérale du contrat assortie d’une menace claire de licenciement en cas de désaccord.
Une perturbation de l’approvisionnement en énergie ne justifie pas forcément une adaptation des conditions de travail.
Ainsi, une éventuelle modification ne peut entrer en vigueur avant l’échéance du délai de congé de chaque employé concerné, lequel doit être déterminé individuellement et dépendra notamment de son ancienneté dans l’entreprise. L’employeur ne peut donc pas ordonner un changement de lieu de travail (p. ex. le télétravail), une modification des horaires (p. ex. à un moment ou l’énergie est moins chère ou utilisable sans restriction) ou attribuer d’autres tâches pendant la durée de la restriction d’électricité (p. ex. le nettoyage des locaux ou le tri des archives), sans passer par une modification des contrats individuels de travail.
En revanche, il n’est pas nécessaire de modifier les contrats de travail pour imposer une adaptation de la température des locaux modérée et conforme aux recommandations des autorités (notamment celles en charge de la santé), du moment que cela ne perturbe pas outre mesure l’exécution du travail. Baisser un peu le thermostat, OK, mais pas si les moufles en ragondin deviennent indispensables!
Enfin, son «pouvoir des donner des directives» permet à tout employeur d’obliger son personnel à appliquer les mesures d’économies d’énergie qu’il ordonne. Il est donc en droit d’imposer l’extinction des lumières ou des appareils en stand-by ou encore de renoncer à certaines activités, notamment numériques, qui seraient trop gourmandes en énergie.
Jean Christophe Schwaab
Docteur en droit et auteur de l’ouvrage Le droit du travail en Suisse: 100 questions-réponses issues de la pratique
Pour aller plus loin
- Le droit du travail en Suisse: 100 questions-réponses issues de la pratique de Jean Christophe Schwaab
- Le blog de Jean Christophe Schwaab