C’est un discret immeuble en béton des années 1970, à l’avenue de France 30, à Lausanne. Depuis plus de trente ans, il héberge le Centre pédagogique pour élèves handicapés de la vue (CPHV), qui accompagne des enfants en situation de handicap visuel. Ici, ils suivent tant des cours de braille que des leçons de mathématiques, de français ou de géographie, comme les autres enfants. Ou presque. En Suisse, moins de 0,5% d’enfants sont touchés par une déficience visuelle. Mais ce chiffre modeste n’enlève rien aux difficultés que doivent relever ceux et celles qui fréquentent le centre. Afin de sensibiliser les élèves bien-voyants et aider à l’intégration dans les classes, les Éditions Loisirs et Pédagogie ont publié un livre et un coffret d’activités en partenariat avec le centre en octobre 2018.
En Suisse, moins de 0,5 % d’enfants sont touchés par une déficience visuelle.
Des handicaps génétiques
«Chaque année, nous accueillons environ 30 élèves, et notre service pédagogique itinérant suit plus de 120 élèves dans les classes de Suisse romande», précise Dominique Vallat, enseignante spécialisée. Elle et sa collègue Anne-Lise Schwab se rappellent le temps où il n’y avait aucun service d’intégration pour les enfants en situation de handicap visuel dans les écoles romandes. «Même s’il reste beaucoup à faire, il y a eu tellement d’acquis depuis les années 1970. À l’époque, soit on était interne permanent au CPHV, soit il n’y avait rien», se souvient la seconde, dont les problèmes de vue ont commencé à l’adolescence, jusqu’à ce qu’elle devienne gravement malvoyante. Et pour cause, Anne-Lise Schwab a lutté pour ne pas être confinée dans cette marge et avoir un parcours aussi «normal» que possible. «Ce n’était pour moi pas tant une révolte consciente qu’un refus d’être sortie de mon environnement», se rappelle-t-elle en souriant.
Dans l’ensemble, peu d’entre eux ont une cécité complète: il s’agit davantage de malvoyance.
Dans le cas des enfants, les handicaps visuels relèvent presque exclusivement de maladies génétiques. «Certains troubles se manifestent plus tard, comme les rétinites pigmentaires, mais il s’agit presque toujours d’un problème de naissance, plus rarement de tumeurs ou de traumatismes crâniens, résume Anne-Lise Schwab. Et, bien sûr, il y a les handicaps associés, soit les enfants dont la malvoyance n’est qu’un trouble parmi d’autres.» Dans l’ensemble, peu d’entre eux ont une cécité complète: il s’agit davantage de malvoyance. Comme le relève Dominique Vallat: «Le centre comporte également un service éducatif itinérant, pour aider l’enfant et ses parents à domicile dans les premières années de vie, car une vision partielle disparaît complètement si elle n’est pas stimulée.»
L’adolescence, un âge difficile
Et qu’en est-il de l’intégration dans les classes? Concrètement, il s’agit, pour les élèves qui bénéficient du service pédagogique itinérant, d’une scolarisation partielle ou complète dans une école publique, accompagnés – ou non – d’une personne spécialisée. Si les deux femmes relèvent que le processus dépend énormément de l’enfant et de sa personnalité, elles observent que le rapport à l’autre est plus facile chez les tout-petits, soit à l’âge où l’on est centré sur soi, que chez les plus grands, qui courent après la stimulation visuelle.
«À l’adolescence, les biens-voyants sont tournés vers l’extérieur et il est de plus en plus difficile de les suivre par mimétisme.»
«À l’adolescence, les intérêts des bien-voyants changent. Ils sont tournés vers l’extérieur, notamment vers les écrans, et il est de plus en plus difficile de les suivre par mimétisme, explique Anne-Lise Schwab. Je me souviens que mes compagnons me parlaient de leurs sorties en boîte, du dernier film qu’ils avaient vu. J’étais complètement larguée, car je n’avais aucun cadre de référence.» Pourtant, elle observe que les nouvelles technologies offrent de nombreuses pistes pour que les enfants se reconnectent avec leurs pairs. «Beaucoup de nos élèves sont très heureux d’être sur WhatsApp, de voir des films en audiodescription ou d’écouter des livres audio. Il y a un énorme gain de ce côté-là.»
Selon elles, l’insertion est une nécessité pour suivre le mouvement social. Pour autant, Anne-Lise Schwab relève que volonté n’équivaut pas toujours à moyen: «Je ne suis pas pour l’inclusion à tout crin, avec des enseignants spécialisés qui suivent les moindres faits et gestes des élèves. Pour que cela soit réellement utile, il faut que les enseignants soient véritablement formés et informés. C’est seulement ainsi que nous pourrons tirer les enfants du ghetto dans lequel ils sont enfermés, d’abord durant leur enfance et leur adolescence, puis plus tard dans leur vie professionnelle.»
Voir autrement qu’avec les yeux
C’est le désir d’offrir des médias adaptés aux enfants malvoyants qui a poussé Anne-Lise Schwab à adapter plus de 350 jeux – dont le labyrinthe, le chat et la souris ou la bataille navale – marqués tant en braille qu’en écriture romaine dans la grande ludothèque du CPHV. Dotés de repères tactiles ou de sons, ces derniers sont autant de façons pour les enfants de voir autrement qu’avec leurs yeux. «Ils ont un grand succès, reconnaît sa principale créatrice, mais il y a toujours chez les élèves une période de désintérêt pour ce type d’activité, particulièrement à l’adolescence. Par ailleurs, ils souhaitent parfois avoir accès à des choses ‘normales’, qui n’ont pas été spécialement conçues pour eux.» D’où la nécessité de créer des supports adaptés à toutes et tous, afin de favoriser la compréhension et le langage de chacun.
«Les élèves ne se formalisent jamais quand on leur dit: ‘regarde!’ Bien sûr qu’ils regardent, mais différemment, en sentant, en touchant.»
Quand on leur parle du malaise que provoquent les mots liés au handicap, les deux enseignantes éclatent de rire: «Cette inhibition est avant tout un souci de bien-voyant! Pour nous, il n’y a aucun problème à dire que nous sommes aveugles ou malvoyants, déclare Anne-Lise Schwab. C’est le cas, et il n’y a pas à en avoir honte. De même, les élèves ne se formalisent jamais quand on leur dit: ‘regarde!’ Bien sûr qu’ils regardent, mais différemment, en sentant, en touchant.»
Dominique Vallat observe également ce souci, pour les bien-voyants, de bien faire, de ne heurter personne, une préoccupation qui empêche bien plus souvent la communication qu’il ne la favorise: «Même les enseignants ont peur de prononcer des mots connotés, tels que ‘handicap’ ou ‘déficience’. Mais si les sourds ont leur propre langage, les malvoyants partagent celui des gens dits ‘normaux’. C’est quelque chose qu’ils ont en commun et cela ne devrait pas être une entrave aux échanges. Au contraire.»
Des cris s’élèvent dans le couloir. Invisibles, les petits élèves du centre se déplacent vers leur prochaine leçon dans l’apprentissage de leur différence et des moyens qui leur permettront d’appréhender un monde pas encore tout à fait prêt pour eux.
Les yeux de BiancaIllustré par Catherine Louis et écrit par Marie Sellier, Les yeux de Bianca raconte l’histoire d’une enfant curieuse et pleine de vie. Comme tous les enfants, Bianca découvre le monde et ses merveilles. Comme beaucoup, elle est accompagnée d’un ami imaginaire. Pourtant, elle n’est pas tout à fait comme les autres, car elle voit autrement qu’avec les yeux. Destiné à tous les enfants, ce livre montre comment les malvoyants et aveugles perçoivent leur environnement. Enrichi de textes en braille et de dessins en relief, il a pour but de sensibiliser à la différence et à l’intégration des enfants malvoyants, afin de permettre une meilleure compréhension de chacun. |
Pour aller plus loin
- Le site internet du CPHV