«J’apprends le français»: c’est le titre d’une méthode d’apprentissage écrite par Brigitte Sutter-Freres, mais aussi ce que disent les cinq apprenants de sa classe de français A1.2, au «Ring» de l’Université populaire de Bienne, au cœur de la vieille ville. C’est ici qu’ils se retrouvent deux après-midi par semaine, durant deux heures. «Le cours et la méthode s’adressent aux migrants adultes débutants», explique la formatrice, forte d’une expérience de plus de vingt ans dans l’enseignement auprès de personnes issues de la migration.
«Le cours et la méthode s’adressent
aux migrants adultes débutants»
Selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique, 2,5 millions de personnes sont actuellement issues de la migration. Mais derrière les chiffres et les statistiques, ce sont beaucoup d’histoires qui se cachent: certaines tristes, d’autres plus heureuses, mais toujours avec ce défi que représentent à la fois la langue et l’intégration à la culture suisse.
«Je ne serai pas venue ici
si le Venezuela était en paix.»
Des histoires douces-amères
Lors des cours, l’ambiance est détendue: les apprenants parlent entre eux, dans un savant mélange des mots de français qu’ils connaissent et de bribes de leurs langues maternelles. Dans la classe, Cristina est une de celles qui a le sourire – et le rire – le plus facile. Cette migrante de 52 ans vient de Caracas, au Venezuela, et vit depuis huit mois en Suisse. En seulement cinq ans, le président Nicolás Maduro, héritier de Hugo Chávez, a plongé le pays dans une crise socio-économique sans précédent: les prix ont drastiquement augmenté et la majorité de la population n’a même plus de quoi manger. «Nous avons quitté le pays avec mon mari et mes enfants, parce que ce n’était plus possible de vivre là-bas, raconte-t-elle dans un français déjà bien assuré. Nous avons laissé notre pays, notre maison, nos amis et notre famille.» C’est sans larmes qu’elle précise: «Je ne serais pas venue ici si le Venezuela était en paix. C’est mon pays. Mais je sais qu’il n’y aura pas de retour possible.»
Shoko et Felipe sont venus en Suisse pour une raison plus légère, qui n’en comporte pas moins ses difficultés: l’«amor!»
Au bout de la table, il y a aussi Chandran, discret Sri-Lankais de 52 ans. Plus de trente ans auparavant, il a fui la guerre civile pour venir s’établir en Suisse: il a vécu plus de dix ans à Berne, appris l’allemand, avant de s’établir à Bienne en 1991.
Son histoire contraste avec celle de Shoko et de Felipe, les deux cadets du cours. À respectivement 33 et 32 ans, la Japonaise et le Brésilien sont venus en Suisse pour une raison plus légère, qui n’en comporte pas moins ses difficultés: l’«amor!» comme dit Felipe avec un sourire. Shoko a rencontré son mari espagnol alors que ce dernier voyageait au Japon. Il y a un an et demi, elle l’a suivi en Suisse et travaille à présent pour une entreprise japonaise de produits agricoles.
Quant à Felipe, il a suivi sa femme brésilienne, résidente en Suisse, contre l’avis de ses proches: «C’est difficile, car ma famille est très importante pour moi. J’ai passé mon premier Noël sans eux en 2016: c’était très dur», se souvient-il.
Pour eux, c’est clair: pour rester en Suisse, l’apprentissage de la langue est un impératif.
La langue pour rester en Suisse
Aux histoires de vie s’ajoute un paramètre crucial: le travail. D’après les statistiques de la Confédération, le chômage de la population étrangère est plus élevé que celui des Suisses: 5,9% contre 2,3% à fin avril 2017. Une disparité qui s’explique par la marginalisation due à la langue et au problème de reconnaissance des diplômes étrangers. «Au Brésil, j’étais graphiste, précise Felipe. Ici, je suis concierge. J’aimerais apprendre le français, ensuite l’allemand, puis m’inscrire à une formation technique.» Cristina, qui était psychologue dans une école enfantine, insiste: «Trouver un travail, c’est vraiment le but de ces cours. Sans le français, c’est impossible.»
Pour eux, c’est clair: l’apprentissage de la langue est un impératif. Si on reproche souvent aux étrangers de ne pas le faire assez bien, ou pas assez vite, la réalité n’est pas aussi simple, tant pour des raisons pratiques que financières. « À l’Université populaire de Bienne, les services sociaux aident souvent à payer les cours pour ceux qui viennent d’arriver ou qui n’ont pas d’emploi. On s’attend parfois à ce qu’ils puissent s’exprimer correctement après un semestre, mais ce n’est jamais suffisant: il leur faut plus de temps» précise la formatrice. Toutefois, certains des participants doivent payer les 370 francs des 74 heures de cours de leur poche et jonglent entre les horaires de travail et la famille.
«C’est plus facile de parler que d’écrire, car beaucoup de mots ne s’écrivent pas comme ils se prononcent»
Au-delà de l’aspect utilitaire, tous – ou presque – ne tarissent pas d’éloge quant à la beauté de la langue française. «C’est une très belle langue, très mélodieuse», affirme Alia. À 39 ans, cette femme au foyer originaire du Kurdistan syrien vit depuis deux ans en Suisse. Comme tant d’autres, elle a fui la terreur de l’État islamique et est venue seule en Suisse avec ses cinq enfants, puis son mari les a rejoints il y a un an. Toutefois, la plupart des apprenants s’accordent à dire que malgré sa mélodie, le français demeure une langue difficile. «C’est plus facile de parler que d’écrire, car beaucoup de mots ne s’écrivent pas comme ils se prononcent, au contraire de l’espagnol, de l’italien ou du portugais», explique Felipe. D’après le reste de la classe, Shoko est celle qui écrit le mieux, car elle connaît l’anglais. «Les deux langues présentent beaucoup de similarités, mais cela reste compliqué», précise-t-elle.
«Un océan de sons»
«Ils sont très critiques envers eux-mêmes», dit Brigitte Sutter-Freres. Forte de son expérience en tant que formatrice, elle a décidé d’écrire sa propre méthode de cours, dont le second volume, de niveau A1.2, vient de paraître: «Chaque nouvel exercice a été testé avec mes élèves: ce sont aussi eux qui ont élaboré le livre». Dans son approche pédagogique, la formatrice mise avant tout sur le principe de répétition pour que les élèves puissent assimiler les règles sur la durée, par exemple dans le cas de l’usage au présent des verbes.
«La méthode est simple et claire,
on arrive bien à s’y retrouver»
souligne Felipe.
De plus, elle a constaté que les migrants dont les langues comportent des alphabets différents ont souvent de la peine à faire la différence entre les noms et les adjectifs masculins et féminins. À cet effet, toutes les consignes du livre se présentent selon un code visuel de couleur: bleu pour les noms et les adjectifs masculins, violet pour les noms et les adjectifs féminins, rouge pour le pluriel et vert pour les verbes. Et ça marche! «La méthode est simple et claire, on arrive bien à s’y retrouver» souligne Felipe.
Un autre problème qu’observe Brigitte est la prononciation des nasales, ainsi que la pluralité orthographique des sons: rien que le son «un» peut s’écrire de nombreuses manières différentes: «ain», «ein», «in», «ain», «im», etc. Par ailleurs, en japonais ou en tamoul, le son «r» n’existe pas. «J’ai parfois l’impression que le français est pour eux comme un océan de sons, explique-t-elle. Ce dernier est trop grand pour qu’ils sachent lesquels attraper, d’où l’importance de travailler l’oreille.»
«Le même langage que nous»
En 1970, cette femme d’origine belge est d’abord venue en Suisse pour travailler dans le domaine de l’horlogerie, avant de se tourner vers la formation pour migrants: «À l’époque, je donnais des cours de français aux enfants. J’avais fait une annonce dans le journal et me suis trompée de terme: au lieu de ‘cours pour enfants’, j’ai écrit ‘pour adultes’. Je me suis lancée, et je n’ai pas arrêté depuis.» Du fait de son origine étrangère et de son mariage à un suisse-allemand, elle a l’habitude d’être confrontée aux différences socioculturelles qu’impliquent les langues: «C’est quelque chose que j’ai gardé à l’esprit en écrivant ce livre. Chaque langue a sa logique, sa culture, sa manière de réfléchir, et ces dernières sont toujours dures à assimiler. Quand une de mes élèves a appris que c’était moi qui avais écrit le livre, elle m’a dit: ‘Je comprends, tu as le même langage que nous’.»
Cette ouverture à l’autre anime tous les apprenants du cours, qui parlent des Suisses et des Suissesses comme «très polis et gentils» même si le contact avec eux est encore entravé par la barrière de la langue. Pourtant, on sent chez eux énormément de force et d’optimisme. Il est 18h30, le cours touche à sa fin: Felipe se dépêche d’aller au travail, Shoko rejoint son mari, Alia, Cristina et Chandran, leurs familles. En attendant le prochain cours, la prochaine étape dans le lent, enrichissant et éprouvant parcours qu’est leur intégration en Suisse.
Pour aller plus loin
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