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Lectures croisées: Histoire d’un soulèvement et Le Cervin est-il africain?

par | 1 décembre 2020 | Auteurs, Découvertes, Michel Marthaler

«Histoire d’un soulèvement» de Laurence Boissier, double récit d’une randonnée en montagne et de la création des Alpes, paru aux éditions art&fiction.
Alors que la géologie représente une part importante de notre catalogue, l’équipe LEP a lu et aimé Histoire d’un soulèvement, de l’autrice suisse Laurence Boissier, le double récit d’une randonnée en montagne et de la création des Alpes. Essai de critique «scientifico-littéraire» à la lumière de notre Cervin est-il africain?

En littérature, il y a les bons livres. Et il y a aussi ceux qui, en plus, permettent d’apprendre quelque chose. C’est le cas d’Histoire d’un soulèvement, de Laurence Boissier, publié cette année chez notre consœur lausannoise art&fiction – qui fête, au passage, ses vingt ans cette année. Entre récit de voyage et itinéraire autofictionnel, ce roman raconte une randonnée géologique de plusieurs jours, pendant laquelle la narratrice soulève – péniblement – son corps à travers une autre histoire, celle du soulèvement des Alpes et de l’évolution de notre planète en général. Constatant que notre ouvrage Le Cervin est-il africain? de Michel Marthaler figurait comme source dans les remerciements, nous souhaitions vous proposer une critique de cette pépite qui nous a fait rire et, surtout, qui allie littérature et géologie avec autant d’intelligence que d’humour.

Une histoire géologique se raconte toujours à deux niveaux – le temps et l’espace.

Des chapitres comme des roches

La structure d’Histoire d’un soulèvement est simple et efficace. À la manière des roches que le groupe ramasse en chemin, les chapitres s’empilent selon la chronologie des périodes géologiques – Carbonifère, Permien, Trias, Crétacé, Paléogène, Néogène et Anthropocène, l’âge actuel, marqué par l’empreinte humaine. Malgré les plaintes de la narratrice – du nom de Laurence, comme l’autrice – et les simagrées de séduction de certains membres du groupe, le guide tente de leur donner un sens de la profondeur des paysages sous leurs pieds. Un panorama dont la narratrice ne perçoit d’abord que le chaos de roches empilées, «exactement le genre de tapage visuel que mes enfants laissaient derrière eux dans le bac à sable d’un parc public» (p. 13).

Infographie représentant la Pangée

Durant le Carbonifère, les continents sont réunis en un supercontinent, la Pangée, sur lequel on pourrait marcher toute une vie durant sans jamais voir l’océan. La suture entre le Gondwana (en jaune) et Laurasie (en rouge) a donné naissance à la chaîne hercynienne, des montagnes trois fois plus grandes que les Alpes.

Infographie représentant la Pangée qui se fracture et les continents acutels qui commencent à se dessiner

Il y a 60 millions d’années, l’océan Téthys a pratiquement disparu sur la transversale alpine. C’est au tour de l’Europe de s’enfoncer dans la subduction, liée à l’inexorable élargissement de l’océan Atlantique. Des plis de forgent en profondeur, chaleur et pression favorisant la plasticité des roches.

Car une histoire géologique se raconte toujours à deux niveaux – le temps et l’espace. Le premier se mesure en temps si grands qu’il est dur de se les représenter, comme le rappelle le guide: «Tu prends un million. Mille fois mille. Ensuite tu multiplies par trois-cent-cinquante. Ça nous ramène au début du Carbonifère». À l’instar d’Esther, l’une des randonneuses, les cerveaux des lectrices et lecteurs se retrouvent à «assimiler ces chiffres […] [où ils] se transform[ent] en électricité, renforc[ent] des connexions et compl[ètent] [notre] compréhension du monde» (p. 44). À cette dimension s’ajoute la notion spatiale, le groupe traversant des territoires présents et passés gigantesques, ces derniers étant compressés puis soulevés dans les roches alpines.

Une grande histoire de subduction, de soulèvement et d’érosion

En effet, la grande histoire du livre est celle de la création des Alpes, qui se joue sur ces deux plans. Dès le Permien, il y a 270 millions d’années, le supercontinent de la Pangée se fracture pour donner naissance à Laurasie (ancienne Europe) au nord et au Gondwana (ancienne Afrique) au sud. Entre les deux, la mer Téthys se forme, puis se referme lorsque les deux continents se rapprochent à nouveau au cours du Crétacé, 170 millions d’années plus tard.

Coupe des plaques tectoniques, il y a 20 millions d’années.

Coupe des différentes plaques après la subduction et la compression, il y a environ 20 millions d’années. À l’époque, la majorité des sommets étaient sculptés dans des roches d’origine africaine (en jaune). Le Mont Blanc sommeille encore en profondeur, le Jura n’est pas encore plissé et le Cervin n’a pas encore sa forme actuelle.

Coupe transversale des plaques tecnoniques au début de la création des Alpes

L’érosion, qui favorise le soulèvement en allégeant la croûte terrestre, va lentement exhumer les montagnes actuelles. D’abord torrentielle et fluviatile, elle deviendra glaciaire au cours des deux derniers millions d’années, entre le Néogène et l’Anthropocène.

Sous l’effet de la subduction, la plaque océanique s’enfonce sous la plaque africaine, entraînant avec elle le bord de la plaque européenne. Avec l’érosion, «le paysage […] broyé et ruiné» (p. 21) réémerge à la surface des millions d’années plus tard. Comme l’explique le guide imaginé par Laurence Boissier, «les Alpes perdent à peu près quinze centimètres par millénaire», dévoilant les strates cachées sous la surface (p. 127).

«Les Alpes perdent à peu près quinze centimètres par millénaire.»

Ainsi, au cours d’une randonnée en montagne, on peut traverser les restes de l’ancien continent européen, d’un ancien océan et même atteindre des roches de l’ancienne Afrique sur certains sommets, à l’instar des gneiss que décrit le guide d’Histoire d’un soulèvement à un public de plus en plus captivé. «Les gneiss sont de très anciennes roches métamorphiques [qui] ont déjà vécu plusieurs fois le cycle compression, élévation, érosion [et qui] portent le souvenir d’une terre absolument sans vie.» L’occasion pour la narratrice de figurer dans sa tête un empilement de «blocs de pâte à modeler de différentes couleurs, […] malaxés d’une manière qui [lui] semble correspondre à la poussée de l’immense continent venant du sud» (p. 189).

Ce schéma du val de Moiry et du Cervin illustre la superposition continent-océan-continent typique du panorama des hautes Alpes valaisannes.

Ce schéma du val de Moiry et du Cervin illustre la superposition continent-océan-continent typique du panorama des hautes Alpes valaisannes. En rose, figurent les restes de sédiments marins et de la croûte continentale de l’ancienne Europe, en bleu les vestiges de métasédiments et de croûte océaniques et en jaune les gneiss de la croûte continentale africaine.

Coupe transversale des plaques tectoniques, il y a 60 millions d'années

Il y a environ 60 millions d’années, à la fin du Crétacé, la subduction fait disparaître l’océan sous l’ancien continent africain. Il sera suivi par la plaque continentale européenne. La coupe AB représente la partie du schéma visible dans le panorama ci-dessus.

De ces anciens territoires malmenés par les mouvements tectoniques, le groupe ramasse des débris sur les sentiers, c’est-à-dire des cailloux, que les randonneuses et randonneurs gardent dans leur sac en souvenir de ces temps immémoriaux. Parmi eux, des roches sédimentaires du bord et des profondeurs des mers – comme les calcaires du Jura, des Préalpes ou des Alpes –, «du plancton mort qui forme de la boue marine» (p. 20) ou d’origine magmatique, comme le granite continental, «une roche […] solidifiée en profondeur, [qui donne] une idée de l’ambiance qui prévaut dix kilomètres sous terre» (p. 127).

De la géologie à la biologie

Toutefois, si ce second type de roche «ne contient jamais de fossile» (p. 126), tout disparaissant aux températures élevées des profondeurs, le fantôme d’un animal accompagne le groupe depuis qu’il a dépassé les pierres sombres du Carbonifère. Il s’agit de Drops la protoclepsydrops, un lézard amniote de quelques dizaines de centimètres qui est sorti de l’eau et à qui l’on doit l’invention de l’œuf dur. À l’époque, «la Suisse se situe à cheval sur l’équateur et jouit de conditions tropicales» tandis que «des insectes aussi grands que des hélicoptères vrombissent dans le ciel [et que] ses vastes marécages humides sont traversés par des rivières qui déboulent de la chaîne hercynienne pour rejoindre la mer où des poissons cartilagineux perpétuent leur espèce» (p. 46).

Situation du protoclepsydrop dans l'arbre généalogique des vertébrés

Dans le livre de Laurence Boissier, le guide illustre l’évolution de Drops et de ses descendants à travers le poster «Origine et évolution des vertébrés», disponible dans l’ouvrage «Jurassique suisse», publié aux Éditions Favre. Ce visuel du géologue Arthur Escher a été réédité et mis à jour aux Éditions LEP. Sur cet extrait, Drops pourrait être figurée par l’Hylonomus ou l’Archeothyris, dont la branche des synapsides amniotes a débouché sur notre ancêtre, le reptile mammalien.

Avec élégance, la narratrice rappelle l’avant-gardisme de cette invention: «Un œuf dur, c’est solide et ça se laisse enfouir. Or, sans œuf dur, pas d’oiseaux, pas de reptiles, pas de tortues, pas de mammifères, et pas de pique-nique» (p. 47). L’itinéraire géologique rejoint ainsi le parcours de l’évolution de la vie et les phases d’extinction qui l’ont jalonnée, dont celle de la fin du Permien, il y a 250 millions d’années, qui a vu la disparition de 90% des espèces marines et de 70% des vertébrés terrestres. «Sous la croûte terrestre, le magma cherche des soupapes. Un épanchement volcanique d’une échelle inimaginable modifie le climat pendant des millions d’années. La lave remonte sur le territoire de l’actuelle Sibérie, engloutissant des surfaces énormes. Sur toute la planète, les animaux qui ne sont pas tout de suite grillés finissent asphyxiés» (pp. 86-87).

«Sans œuf dur, pas d’oiseaux, pas de reptiles, pas de tortues, pas de mammifères, et pas de pique-nique.»

Illustration en coupe d'un volcan

Tiré de «L’Atlas des vertébrés», cette image illustre l’activité volcanique des trapps basaltiques de Sibérie et d’Emeishan en Chine, qui ont libéré de grandes quantités de cendres dans l’atmosphère.

Un tableau sombre et anxiogène, car en cas d’extinction majeure, «on ne sait pas si la vie va tenir le coup» (p. 104). Néanmoins, il en ressort une leçon de survie, les niches écologiques laissées vacantes étant toujours remplies par des espèces capables de s’adapter: «Dans cette ambiance morose, notre ancêtre, le reptile mammalien, mange peu et respire mal. Il se dispute les points d’eau, il survit, il rapetisse, il échange ses écailles contre des poils. Il veille sur ses petits. Il attend son heure. Elle viendra beaucoup plus tard. Il faut surmonter encore deux extinctions, celle du Trias et celle du Crétacé» (p. 105).

Au-delà de son propos géologique, Histoire d’un soulèvement narre aussi la tortueuse histoire de la vie. En confrontant la petite histoire du groupe et la grande des roches et de l’évolution, Laurence Boissier met en mot cette épopée tant minérale qu’organique, recourant souvent à une autodérision qui fait toujours mouche. Après avoir remercié Michel Marthaler pour son Cervin est-il africain?, nous la remercions à notre tour pour cette belle découverte. Un livre à lire, pour apprendre d’où nous venons, mais aussi pour réaliser que, face aux Alpes et à leur création, nous ne sommes véritablement pas grand-chose – et que tout compte fait, ce n’est pas si grave.

 

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