07h15. Dans le train régional, les gens bâillent et se réveillent tranquillement. Au fur et à mesure que nous approchons de Payerne, le wagon se remplit d’étudiants qui donnent autant envie de sourire que de grincer des dents: beaux, jeunes et frais, comme si les insomnies n’avaient pas d’effet sur eux. Presque tous ont un téléphone portable à la main, qu’ils regardent rapidement, à intervalles réguliers, tout en chahutant avec leurs amis. Ce sont des jeunes comme les autres, à une différence près: la majorité se rend au GYB.
Les étudiants ont le choix entre un cursus «classique» ou «numérique».
C’est dans ce lieu perché sur les hauteurs de la ville, à l’orée de la campagne, qu’a été lancé un projet à l’avant-garde en Suisse romande: un enseignement totalement numérique. Depuis 2013, les étudiants ont le choix suivant dès la première année: suivre un cursus «classique» ou «numérique». En 2017, les chiffres parlent d’eux-mêmes: l’écrasante majorité des élèves optent pour le second. Avec plus de 85% des élèves disposant d’un écran, la filière école de commerce caracole en tête de liste. Viennent ensuite la maturité gymnasiale (81%), l’ECG santé (78%) et l’ECG social (75%). Dès les premières heures du matin, ce sont plus de 900 connexions qui affluent sur le serveur local.
Une formule inédite
«Il est vrai que les proportions semblent refléter l’idée selon laquelle les étudiants en filière sociale sont davantage tournés vers l’humain et les étudiants en commerce sur les nouvelles technologies», avance Thierry Maire. Le directeur du GYB m’accueille au secrétariat et parle avec grand enthousiasme de ce projet pilote: «À l’origine, l’idée est venue lors d’un échange en Angleterre, dans une école défavorisée de la banlieue de Londres. Les enseignants fournissaient des tablettes à leurs élèves, avec des résultats très intéressants.»
Ici, le concept a été adapté: les élèves doivent amener leurs propres appareils et en sont complètement responsables. Au début de l’année, ils signent une charte qui spécifie qu’ils doivent vérifier que leur support soit en état de marche avant les cours et que le système d’exploitation soit compatible avec le serveur Schooltas. Ce programme hollandais, diffusé par l’OLF, contient tout le matériel de cours, que les élèves peuvent annoter directement. «Le but est de responsabiliser les élèves et de leur apprendre à être davantage autonomes.» Lorsqu’on évoque les réticences qu’ont beaucoup d’établissements à passer au numérique, il relève que «le regard critique gagne en pertinence lorsqu’on accepte de se confronter à la réalité plutôt que de l’écarter par un refus de principe».
On se rend dans la classe de mathématiques de Martial Leiser pour s’initier au concept. Dès les premières minutes du cours, les écrans s’ouvrent sur des fonds d’écran de photos personnelles retouchées de manière créative. La quasi-totalité des étudiants suivent le cours avec un écran, les rares «résistants» ont le livre de cours sous les yeux. Depuis le poste de contrôle, l’enseignant montre les exercices à l’aide du projecteur et appose directement, avec son stylet, les corrections qui apparaissent en simultané à l’écran, de Pythagore aux équations.
Avec le numérique, seule la forme de la distraction semble avoir muté.
Au-delà de la sophistication de la forme, certains élèves sont attentifs, d’autres un peu moins. Un regarde par la fenêtre, une autre joue frénétiquement sur sa tablette. Les écrans, source incontrôlable de distraction? Pas selon le directeur: «Nous filtrons certains sites pour limiter la tentation des élèves et éviter que le réseau soit surchargé. Mais la distraction a toujours existé en classe, on ne peut pas l’empêcher. Je me souviens quand je dessinais sur mes cahiers d’école!» Avec le numérique, seule la forme de la distraction semble avoir muté.
Nouvelle méthode, nouvelles compétences
Pour cause, les nouvelles technologies offrent un potentiel de renouveau incroyable et leur utilisation peut se révéler surprenante. La preuve dans les salles de sport. Ici, Quentin Cochand a opté pour une nouvelle approche de l’athlétisme, en utilisant des tablettes pour aider les élèves à s’autoévaluer au lancer du poids. Il présente un panneau où sont disposées des photos qui découpent le geste en différents mouvements. Puis, c’est aux élèves de jouer: ils s’emparent des tablettes fournies par l’enseignant, se filment par groupes de deux et se corrigent en détaillant leur mouvement seconde par seconde.
Les enseignants ne sont-ils pas voués à devenir obsolètes, comme les carnets de notes?
«Cela nous aide à nous représenter dans l’espace, m’explique une élève. Et ce n’est pas comme si nous n’avions pas l’habitude d’utiliser ce type d’engin!» Devant des jeunes filles qui traînent la patte, le prof de sport déclare: «Le but, c’est que vous puissiez être autonomes. J’aimerais que vous vous corrigiez par vous-mêmes.» Une élève entend l’échange, et lance avec une superbe cassante: «Vous ne servirez plus à rien, au final!» Dit sur le ton de la provocation, la remarque n’est pas forcément dénuée de pertinence. En encourageant un apprentissage horizontal et une plus grande indépendance de la part des élèves, les enseignants ne sont-ils pas voués à devenir obsolètes, comme les carnets de notes?
«Non, me répond Anouk Spicher-Tommen, enseignante d’anglais. Le professeur ne deviendra jamais obsolète, car il faut un retour sur le travail de l’élève, une rencontre humaine que les intelligences artificielles ne sont pas en mesure de fournir.» Pour le moment? C’est de la musique d’avenir, mais force est de constater que la méthode numérique ouvre à de nouvelles pratiques et, par conséquent, à une foule de nouvelles compétences. Dans ses classes, Anouk Spicher-Tommen préconise non seulement les dossiers réalisés de manière participative, où chaque élève est responsable du travail mis en commun, mais aussi des classes inversées, du terme anglais «flipped classrooms». Le principe est que les élèves doivent préparer leurs devoirs avant de venir en cours, en regardant des classes en ligne à domicile et en préparant leur propre retour sur le sujet.
À ceci s’ajoutent une foule de projets créatifs – tutoriels sur un sujet libre réalisé de manière individuelle, création de mini bandes-annonces de films, d’affiches, etc. – mais aussi des séances Skype. «L’apprentissage par le numérique valorise leur travail et permet une construction du savoir où les élèves sont partie prenante, synthétise Sigismond Roduit, professeur de philosophie. Ainsi, leur regard critique se développe, de même que leur rapport à la matière enseignée.»
«Des raisons humaines, pas techniques»
«Attention, on parle entre nous, même avec nos tablettes!» relève Tinian, étudiant de troisième année de maturité. Mais c’est vrai qu’on passe beaucoup de temps devant et qu’on a parfois besoin de décrocher pendant un moment.» Un problème qui ne se cantonne pas aux jeunes. Peu de gens peuvent se vanter d’avoir une consommation numérique raisonnable: entre le smartphone, les écrans au travail et les écrans le soir, ces derniers sont devenus un prolongement de nous-mêmes. Dans ce contexte, les adultes sont-ils vraiment à même d’éduquer les élèves, alors que leur propre consommation laisse à désirer? La réponse n’est pas évidente, d’autant que de nombreux enseignants admettent leur propre difficulté à trouver un équilibre. «Bien sûr que la surexposition existe, analyse Philippe Chanex, enseignant d’économie. Mais où est le trop: à l’école ou dans la sphère privée? D’un autre côté, même si le numérique présente des avantages et des inconvénients, on peut toujours faire comme avant. Notre méthode nous donne surtout la possibilité de travailler différemment.»
«C’est avant tout l’humain et la pédagogie qui doivent faire sens.»
Le Gymnase intercantonal de la Broye, laboratoire de l’homme et de la femme augmentés? Il est difficile de ne pas y penser en voyant ces cohortes de jeunes munis d’ordinateurs portables et de tablettes. Pourtant, en classe, dans la cour et dans les couloirs, on a bien plus l’impression d’être dans n’importe quel gymnase, avec ses histoires, ses réussites et ses amitiés, que dans un environnement déshumanisé. «Ce sont des raisons humaines, et non techniques, qui ont motivé ce projet», assure Thierry Maire. Avant de déclarer dans un sourire: «Il faut être en phase avec son temps et avec ses outils, mais je suis convaincu que ce sont avant tout l’humain et la pédagogie qui doivent faire sens. Dans cette équation, le numérique n’est qu’un moyen parmi d’autres.»
Qu’en pensent les élèves?«Mon sac est bien moins lourd qu’avant et je m’y retrouve plus facilement. De plus, nous prenons l’habitude d’utiliser des tableurs et d’autres programmes, et ces aptitudes nous serviront plus tard dans le monde professionnel.» «C’est une décision personnelle. J’apprends mieux en écrivant et j’estime passer déjà trop de temps devant les écrans, sur les jeux ou sur les sites d’achat en ligne. De plus, on a vite mal à la tête en restant devant un ordi 24 heures sur 24!» «Tout est plus modulable avec le numérique, comme le traitement de texte: on peut facilement revenir en arrière. Mais on ne l’utilise pas tout le temps: pour faire des schémas, par exemple, le papier reste la meilleure option. Et vu que je ne suis pas très organisé, le fait de tout avoir sur un même support m’aide énormément.» «Je n’ai aucun souci avec l’informatique, mais j’ai choisi la filière classique car je voulais éviter la distraction des écrans. L’organisation est plus facile avec un support papier, physique. Quand tout est informatisé, c’est plus dur de s’y retrouver.» |